Sur quelques malentendus autour de la notion de post-vérité
Dans quelle mesure sommes-nous influencés par les algorithmes charpentant le cyberespace ? Sont-ils à l’origine de l’évolution en cours des mentalités ? Dans mon ouvrage, L’Ére de la post-vérité, paru en mai aux éditions de La Découverte, je réponds par l’affirmative. Malheureusement, de nombreux malentendus entourent la notion, faussement familière, de « post-vérité ». Un article récent du Monde diplomatique la fustige, en l’assimilant aux « fake news »[i]. Je crois qu’il serait fallacieux de réduire l’une à l’autre. Ce malentendu condamne à ne rien comprendre à ce qui se joue dans nos sociétés actuellement. Dans mon livre, je me garde bien d’une telle équivalence. En effet, le problème soulevé est bien plus large : à partir de quand une erreur ou une exagération devient-elle une infox ? quid des raisonnements factuellement exacts mais trompeurs ? des cadrages erronés reposant sur des faits avérés ? des propos spéculatifs ? infondés ? partiellement fondés ? des affirmations dont on ne peut prouver la vérité ou la fausseté ? des analyses qui ne sont vraies que si l’on accepte plusieurs postulats ou hypothèses ? des sophismes ou des techniques rhétoriques ? des généralisations à outrance ou des procès d’intention ? Quid des omissions et des impensés ? C’est pourquoi j’ai toujours alerté : la post-vérité est ô combien plus complexe que la seule désinformation ou mésinformation – et ne saurait s’y réduire.
Une querelle de définition ?
Il faut dire que la première définition qui a été donnée de la post-vérité était aussi mauvaise que naïve. En 2016, face à la sidération provoquée par l’élection de Trump, l’affabulateur narcissique aux propos farfelus et décousus, le dictionnaire d’Oxford a consacré le terme en opposant les faits aux émotions et aux croyances. Pourtant, le problème procède presque toujours de l’interprétation des faits. Dans une expérience « de laboratoire », une proportion importante des 2 480 internautes français se laissait persuader par des propos erronés sur l’immigration. Suivait un fact-checking issu de sources fiables. Lesdits internautes révisèrent leur connaissance factuelle, mais ne changèrent pas de conclusion[ii]. Une fois que les individus prennent leurs peurs pour des réalités, ils s’imperméabilisent au doute et blindent leurs croyances. Les algorithmes privilégient les contenus anxiogènes et fournissent ensuite en priorité de quoi conforter dans les convictions angoissées.
Sans doute l’inflation des craintes irrationnelles n’est-elle pas inédite. Mais le brusque essor des croyances collectives en des ennemis imaginaires a tout de même quelque chose d’un paradoxe à l’âge où les individus sont plus éduqués que jamais (il n’y a jamais eu autant de diplômés du supérieur). Croire que nous vivrions une époque d’ensauvagement ou de décivilisation, c’est évoluer dans une réalité alternative, car le taux d’homicide a été divisé par vingt à cent depuis la fin du Moyen-Âge en Europe (et par deux depuis le début des années 1990)[iii]. Croire en l’existence de l’« islamogauchisme » ou du « wokisme », ces monstres qui « gangrèneraient la société », relève de l’hallucination idéologique[iv]. On pourrait allonger la liste. La démonstration que je conduis dans mon ouvrage est que le cybercapitalisme offre de rejeter la réalité. Il nous berce de fictions et nous incite à élaborer des raisons de croire en des impressions émotionnelles. La post-vérité n’est donc pas la conséquence inéluctable d’une technologie, mais le résultat d’une structuration économique de la technologie, conçue en vue de maximiser les profits et donc l’engagement. Bien sûr, les individus sont complexes et clivés ; il y a en eux un besoin de vérité qui ne saurait tout à fait s’étouffer, mais l’image de soi et du monde importe plus dans le cyberespace. Ainsi, la post-vérité combine des traits anciens mais exacerbés par les........
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