Conjurer les idées zombies. Sur la prétendue "passion de l'égalité"
On ne peut manquer d’être frappé combien certaines idées fallacieuses sinon creuses survivent à leur inconsistance et empoisonnent le débat public. Appelons-les des « idées zombies ». Pour infondées qu’elles soient, elles continuent de s’agiter, tels des spectres, dans les consciences. On leur marque le respect dû aux idoles et dans cet exercice de génuflexion à quoi se ramène alors la réflexion en leur présence, on s’abstient de les examiner ou, même, de les interroger. Le temps et l’habitude ont fait leur œuvre ; ils dressent un écran opaque entre le contenu de ces idées et l’esprit critique. Ces idées n’ont que l’apparence de la vie ; il leur manque la profondeur et la richesse intérieure des pensées utiles – et par là je n’entends pas forcément leur pertinence, car il est des erreurs fécondes. Reçues sans examen, elles sont acceptées comme des points de passage obligés de la réflexion. L’esprit est alors comme hypnotisé ; il s’embourbe sans retour dans quelque marécage. La prétendue « passion de l’égalité », censée être à l’œuvre dans la démocratie moderne, me semble faire partie de ces idées zombies, de ces dangereux totems vides de la pensée qui exercent une curieuse fascination et font voir les choses de travers. Elle a pour géniteur Tocqueville et elle continue aujourd’hui de hanter le débat public. On la trouve par exemple dans le dernier ouvrage d’Eva Illouz, Explosive Modernité, qui évoque « le labyrinthe émotionnel du désir d’égalité » et mobilise souvent l’auteur de De la démocratie en Amérique. Cette sorte de passion perverse, née du goût du bien-être, ferait peser toutes sortes de menaces sociales. On ne compte plus les essais écrits à la va-vite qui opposent égalité et liberté… Il s’en faudrait de peu pour que la lutte contre les inégalités ne dégénère en tentation dictatoriale. Les individus, avertit Tocqueville, « ont pour l’égalité une passion ardente, insatiable, éternelle, invincible ; ils veulent l’égalité dans la liberté, et, s’ils ne peuvent l’obtenir, ils la veulent encore dans l’esclavage ».
Une expression qui vaut disqualification
L’expression « passion de l’égalité » comporte deux dimensions. Une première idée de soumission à un dérèglement émotionnel. On succombe à un emballement affectif, on déraisonne. Une deuxième idée consiste à lui........
© Alternatives Économiques (Blog)
