CRISE DE L'ESR / CONTRIBUTION 2 - La profession d’enseignant-chercheur aux ...
Ce texte se propose d’analyser différents impacts de la néolibéralisation de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR) sur le contenu et les conditions de travail des enseignants-chercheurs (EC). L’analyse s’appuie sur les résultats d’une enquête menée entre 2020 et 2022 sur la nature, les causes et les effets des mutations du travail des EC. Cette recherche visait dans un premier temps à objectiver les évolutions et à saisir les représentations des acteurs à leur sujet. Le second temps entendait analyser les raisons et les vecteurs de ces évolutions. Outre la mobilisation de sources bibliographiques, trois outils ont servi à recueillir des données. Un questionnaire adressé en ligne aux membres des différentes sections du CNU et aux EC en poste dans cinq établissements (aux tailles, localisations et statuts variés), à l’exception de ceux du domaine de la santé [1] a permis de travailler sur 684 réponses complètes reçues. Des entretiens semi-directifs (de 30 à 90 minutes) ont ensuite été menés avec 108 répondants au questionnaire, avec 5 présidents ou vice-présidents d’université (en poste au moment de l’échange) et avec des représentants de 6 syndicats (SNESup, SNESup école émancipée, CFDT, CGT, FO et Sud) [2]. Des résultats provisoires ont enfin été discutés au cours de 7 séminaires réunissant des EC dans le but d’alimenter la réflexion et l’analyse finale. Le livre Enseignants-chercheurs. Un grand corps malade (Bord de l’eau, 2025) rend compte de façon détaillée des résultats de cette recherche.
On montrera d’abord comment la mise en œuvre des principes du nouveau management public (NMP) dans l’ESR a entraîné simultanément un alourdissement et un appauvrissement des tâches d’enseignement, de recherche et d’administration incombant aux EC. On abordera ensuite les effets de surcharge et de débordements du travail que produisent ces transformations du travail des EC ainsi que les impacts que cela engendre sur leur moral, leur engagement et leur santé.
Le travail des EC alourdi et appauvri sous l’effet de la néo-libéralisation et du NMP
La néo-managérialisation de l’ESR a démarré dans les années 1990, sans qu’il s’agisse d’une rupture absolue avec une université qui aurait jusque-là échappé aux logiques capitalistes dominantes. Parlons plutôt d’une évolution marquée par l’adoption et l’adaptation des principes du néolibéralisme. Promus par la Société du Mont Pèlerin fondée en 1947, puis mis en œuvre à partir des années 1980 (par Thatcher et Reagan), ces principes prônent une réduction des missions et des coûts des services publics s’appuyant sur une gestion comparable à celle des entreprises privées. Il s’agit de rationaliser leur organisation et de réduire leurs budgets, d’instaurer une mise en concurrence interne (entre établissements, départements, équipes et collègues) et externe (avec des organisations privées fournissant des services de même nature), de viser leur rentabilité et de mesurer leur performance. Cela a conduit à favoriser le fonctionnement en mode projet, la diversification des financements en valorisant les PPP (partenariats public/privé), l’évaluation sur indicateurs quantitatifs, les regroupements… Les objectifs fixés étant l’efficacité plutôt que l’équité, l’efficience plus que l’utilité sociale, la rentabilité avant la qualité de service.
Ce programme s’applique donc dans l’ESR français à partir des années 1990. En 1998, le rapport Attali « Pour un système européen d’enseignement supérieur » répond à une commande de Claude Allègre (ministre de l’Éducation nationale, de la Recherche et de la Technologie de 1997 à 2000) qui entend « instiller l’esprit d’entreprise dans le système éducatif » (Les Échos, 3 février 1998), une orientation qui constitue une injonction à visée performative. Dans les établissements, et notamment les universités publiques, cette orientation va être conduite par des équipes comptant de plus en plus de technocrates et de managers formés et rompus à l’exercice du NMP qui entendent faire fonctionner une logique inscrite dans la droite ligne du « processus de production, de diffusion et de légitimation des idées néo-managériales en France depuis les années 1970 [3] »
Le rapport Attali propose un cadre européen inspiré d’orientations de l’OCDE. Lors de la célébration du 800e anniversaire de la Sorbonne, toujours en 1998, les dirigeants français, allemand, britannique et italien lancent un appel pour « un cadre commun de référence visant à améliorer la lisibilité des diplômes, à faciliter la mobilité des étudiants ainsi que leur employabilité ». Dès 1999, 25 autres pays européens signent cet appel et donnent naissance au « processus de Bologne » destiné à créer un Espace européen de l’enseignement supérieur avant 2010. En mars 2000, l’Union européenne rejoint ce projet, qui débouche sur la stratégie de Lisbonne proposant de créer un « marché de la recherche ». C’est dans ce contexte qu’intervient la bureaucratisation néolibérale de l’ESR français qui va transformer la « gouvernance » de l’ESR, ainsi que le travail et les conditions de travail de ses salariés, dont celles des EC.
Parallèlement à la dégradation des taux d’encadrement (notamment en licence [4], avec des variations entre........
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