"Notre désillusion européenne"
Notre désillusion européenne
Par Gilles Raveaud, Aurélien Saïdi, et Damien Sauze
In "Douze économistes contre le projet de constitution européenne", L'harmattan, 2005.
(Version PDF du texte).
L’Europe devait nous apporter prospérité, solidarité et confiance. Elle nous a enfoncés dans le chômage de masse. Elle aggrave la concurrence de tous contre tous. Elle mine l’espoir dans le futur, et ajoute ses propres inquiétudes à un ciel déjà lourd de menaces.
On nous avait pourtant convaincus, lors de la ratification du traité de Maastricht, d’apporter notre soutien à cette construction européenne. On nous avait enseigné que les Etats étaient devenus impuissants face aux marchés désormais interconnectés, et que, unis au sein de l’Europe, ils retrouveraient les moyens de leur action. On nous avait fait rêver d’une Europe sociale, d’une Europe actrice dans le monde en faveur de la paix, d’une Europe terre de civilisation et modèle pour le reste du monde.
Aujourd’hui, il ne nous semble pas exagéré de dire que l’Union européenne, dans son état actuel, loin de faire prospérer notre civilisation, contribue à la miner. Car ce qui fonde notre modèle de société, c’est la capacité collective que nous avons construite, par les luttes, par le droit, par la politique, à maîtriser notre destin collectif. Le « modèle social européen » est avant tout politique. Il affirme le droit et la volonté des hommes à ne pas être soumis aux aléas du marché. Il organise les relations des hommes entre eux par des lois, des règles, et des conventions collectives qui empêchent que la recherche de l’intérêt de l’un ne signifie la perte de l’autre. Il garantit aux perdants de la lutte économique des moyens de survie, et parfois un peu plus. Il évite les trop grandes distorsions de revenus, et limite l’accumulation des richesses aux mains de quelques uns au fil des générations. Il offre à tous des services collectifs qui doivent permettre à chacun d’être éduqué, soigné, cultivé. Il nous offre du temps libre, pour nous reposer, passer du temps avec nos proches.
Ce modèle est aujourd’hui critiqué de toutes parts et la qualité de vie, qui caractérise nos pays développés, remise en cause par la construction européenne. Car, au-delà des faux semblants, la construction européenne réellement existante ne correspond à aucun des éléments qui ont fondé la réussite des Etats européens, grâce à un subtil équilibre entre l’Etat et le marché.
Mais, au niveau européen, seul le marché existe. Il n’existe pas d’Etat européen. Il n’existe pas non plus de syndicats européens, de droit social européen, ni même de démocratie européenne. L’Union européenne a été capable, dans un temps record, de construire un marché à l’échelle d’un continent. Ce projet, lancé en 1986 par Jacques Delors, semblait alors hors d’atteinte. Il est aujourd’hui largement réalisé. Non seulement les marchandises, les biens, les capitaux, mais également une partie des services et des entreprises circulent sans entraves légales et presque sans coût sur l’ensemble de notre continent.
Le marché sans la démocratie
Mais à cet espace du marché ne correspond pas un espace de maîtrise collective. Nul ne songe, et aujourd’hui nul ne peut, réguler cet espace d’échange, lui imposer des restrictions, des limites, des prélèvements obligatoires.
Il est inexact cependant de penser que l’Union européenne ou la Commission ont une capacité d’action autonome. La Commission se contente de jouer le rôle que les Etats lui ont défini : ses pouvoirs sont inscrits dans les traités européens, négociés et ratifiés par les Etats, comme le sera le prochain traité constitutionnel. La Commission n’est que l’acteur qui lit son texte. Aucun Etat ne peut se voir imposer un traité avec lequel il est en désaccord puisque sa signature est nécessaire. Ce sont les Etats qui ont demandé à la Commission de développer la concurrence sur l’ensemble du continent européen. Ce sont eux qui ont mis fin aux droits de douane, aux contrôles des mouvements de capitaux, aux restrictions aux échanges.
L’histoire de la construction européenne est donc celle d’un dessaisissement volontaire des Etats au bénéfice des marchés, sans qu’existent, en compensation, des règles et des droits européens permettant de civiliser ces « grands » marchés et de les mettre au service du développement humain.
Aujourd’hui, nos riches Etats européens sont des fétus de paille sur l’océan des marchés. Ils ne contrôlent plus rien, et en sont heureux. Tandis que les Etats-Unis mènent les politiques économiques qu’ils souhaitent, la France subit les décisions prises à Bruxelles ou à Francfort, et nos dirigeants en sont manifestement ravis. Les comptes de l’Etat ? Sous le regard du Pacte de Stabilité et de Croissance. Le taux de change de l’euro ? Aux mains de la Banque Centrale Européenne. La politique industrielle – ou le fonctionnement des services publics ? Soumise aux décisions de la Commission.
Pourquoi donc les dirigeants français ont-ils accepté de se lier les mains à se point ? Il semble que la construction européenne a été un instrument utilisé par les élites afin de parvenir à des réformes difficiles à accomplir au niveau national. Autrement dit, l’Union européenne aurait été le moyen d’une « revanche des élites » sur les citoyens ordinaires. Chacun sait en effet la difficulté qu’il y a, au niveau national à faire passer des réformes dont nous ne voulons pas. Au contraire, les oppositions aux projets européens sont plus difficiles à organiser. Certes, ces oppositions se développent, comme l’ont montré les protestations émises récemment à l’encontre de certains projets (directive Bolkestein, brevetabilité des logiciels). Mais, en dehors de l’agriculture, secteur qui dépend directement (et historiquement) de l’UE, les manifestations contre les décisions prises à Bruxelles, même si elles sont en nombre croissant, demeurent relativement rares.
Or des décisions majeures ont été prises au niveau européen. Ainsi de la suppression de certains services publics. En France, ces services publics ne sont pas simplement menacés par la construction européenne. Nombre d’entre eux ont d’ores et déjà été supprimés du fait des décisions prises à l’échelle communautaire. En effet, le « libre choix du fournisseur » a été décidé pour le gaz, l’électricité, le rail, la poste, etc. Dans l’état actuel des choses, ces décisions sont irréversibles. Imaginerait-on un instant un premier ministre français annonçant au journal de 20h : « Je viens de passer un décret mettant fin aux services publics de l’énergie, des transports, du courrier ? » Non, bien sûr. Et pourtant, c’est exactement ce qui s’est passé très récemment, et sous nos yeux, lors des dernières rencontres de chefs d’Etats et de gouvernement européens.
L’Europe constitue donc un fantastique levier pour tous ceux qui souhaitent « réformer » nos sociétés. Elle permet de prendre des décisions impossibles à adopter dans un pays comme la France. La force des Etats tient dans la subtilité des mécanismes communautaires : si ce sont bien eux qui donnent l’ordre d’agir, c’est la Commission qui rédige les directives qui sont ensuite adoptées par les Etats lors des réunions des conseils des ministres européens.
Nos Etats marionnettistes sont donc dans une situation très confortable : soit la directive est transposée sans heurt dans le droit national, et ils ont atteint leur but. Soit des citoyens s’aperçoivent de ce qui se trame, protestent, et la directive est retirée. C’est alors vers la Commission que les regards se tournent. Dans tous les cas, l’Etat évite d’être mis en cause.
L’abandon des politiques macroéconomiques
Certaines élites gouvernementales ont donc pu se saisir de la construction européenne comme d’un moyen de nous faire avaler de bien amères pilules. Mais d’autres, ou les mêmes, ont également vu dans la construction communautaire une réelle solution aux difficultés connues par la France au début des années 1980.
Rappelons-nous cette période qui semble déjà si lointaine : en mai 1981, pour la première fois depuis 1945, un gouvernement de gauche arrive au pouvoir en France. Conformément à ses engagements de programme, il mène une politique de relance de l’activité afin de lutter contre le chômage. Cette politique a une certaine efficacité, puisqu’elle permet alors à la France d’échapper à la récession qui touche alors les autres pays européens. Mais elle est également très coûteuse : en stimulant l’activité, les dépenses publiques ont poussé les prix à la hausse et favorisé les achats à l’étranger. La France connaît alors, en plus des déficits publics, deux déséquilibres majeurs : l’inflation et le déficit commercial. Ces deux déséquilibres ont pour conséquence de saper la confiance dans la valeur de la monnaie nationale, le franc.
Or la valeur du franc n’est alors pas libre. Elle est fixée légalement, en fonction des autres monnaies européennes, au sein du Système Monétaire Européen, depuis 1979. Mais ce prix légal ne pourra être maintenu par le gouvernement français. Celui-ci sera condamné à dévaluer, c’est-à-dire à diminuer la valeur légale de sa monnaie afin de la porter au niveau demandé par le marché. Les difficultés économiques de la France étant persistantes, plusieurs dévaluations ont lieu en 1981 et 1982. En 1983, une décision est prise par le chef de l’Etat,........
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