J’ai grandi à Granby, élevée par une mère qui a enseigné presque toute sa vie en contexte d’alphabétisation. Je vous en ai déjà parlé, de la classe de ma mère, de la courtepointe de chair et d’amour qu’elle formait. Des Alexandre, des Simon et des Kevin qui avaient du mal à écrire une phrase complète étaient là pour terminer leur 5e secondaire, aux côtés des Roselyne, Aline, Rwangabo ou Cyrus, Tutsi et Hutu ensemble, on n’a jamais su lesquels étaient lesquels. On essayait de dépasser ces scissions dans la classe de ma mère.

Puis, plus tard, des Aleksandra, des Danila, Marija, Ivana, Serbes et Croates, ensemble; des Colombiens, enfants soldats, ou fuyant le cartel; des Chiliens, Ivonne, Raquel, Rodrigo ; des Afghans, Zara, Mahmoud, Massoud, et des Syriens Elias, Abdel, Zamira. Au rythme des grands conflits de la décennie, j’ai entendu la guerre, la faim, la violence, les récits de survivance, le soir, au souper, quand ma mère nous relatait les défis du jour, les redressements de colonne, les passages de la honte à la fierté procurés par l’apprentissage des participes passés, de la conjugaison des verbes en « er », avec « aimer » en premier, toujours.

Ma mère a commencé à enseigner en contexte d’alphabétisation en 1983. Son parti à elle, celui pour lequel elle avait voté avec fierté, la première fois qu’elle avait eu le droit de voter, elle, l’immigrante, venait d’imposer des coupes de plus de 20 % sur le salaire des enseignants au cégep. Avec mon père, qui enseignait la biologie, lui, le fils d’immigrant hollandais, ils n’arrivaient plus à payer l’hypothèque de la petite maison qu’ils venaient d’acheter. J’avais trois ans quand ma mère a renoncé à enseigner la littérature pour aller enseigner les bases du français, mais tellement plus que ça, quand on y pense bien.

J’avais aussi trois ans quand elle m’a emmenée visiter les grands congélateurs d’un abattoir de la région, avec un groupe de nouveaux........

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