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On doit énormément à Michel Aglietta mais pas tout

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09.05.2025

La disparition de Michel Aglietta ne laisse personne indifférent. Moi comme tout le monde. Quand, à la fin des années 1960 et au début des années 1970, on terminait ses études et on commençait un travail de prof de sciences économiques et sociales, l’éclosion de l’École de la Régulation, sous l’impulsion décisive de Michel Aglietta, fut une bouffée d’air salvatrice. Nous sortions de la phase d’après-guerre, euphorique grâce à la croissance économique mais soporifique et trompeuse à cause de la doxa dite de la « synthèse » néoclassico-keynésienne. Aussi, la publication en 1976 de Régulation et crises du capitalisme[1] fut un moment théorique refondateur.

J’insiste sur le préfixe de re-fondateur parce qu’Aglietta retrouvait le meilleur de Marx. Comme il le disait lui-même de ses propositions théoriques qui « se situent au sein du marxisme » mais qui « se démarquent de l’opinion couramment admise parmi ceux qui se réclament du marxisme, selon laquelle Marx aurait découvert et énoncé une fois pour toutes les "lois" de fonctionnement du capitalisme et les tendances qui le mènent vers son issue inéluctable. Nous tirons du marxisme une idée fondamentale, largement confirmée par l’anthropologie moderne : le sujet économique souverain et immuable des robinsonnades chères à nos sociétés contemporaines n’existe pas ; ce sont les rapports sociaux qui sont les sujets de l’histoire. »[2]

Les catégories critiques fondamentales de Marx étaient donc le point de départ de la réflexion d’Aglietta et de celle de ses collègues qui fondèrent avec lui l’École de la Régulation, notamment Robert Boyer, Alain Lipietz, Jacques Mistral…[3]. La voie était ainsi rouverte pour réinscrire l’économie dans la dynamique historique des rapports sociaux entre les classes sociales et des institutions chargées de réguler et reproduire ces rapports.

La centralité des rapports sociaux de production

Avant d’écrire ce petit texte d’hommage à l’œuvre d’Aglietta et d’amorce de discussion de celle-ci, j’ai refeuilleté ce livre Régulation et crises du capitalisme. Impressionnant, car, cinquante ans après, on oublie les détails de ce qu’on a lu et coché à l’époque, mais l’essentiel y était :

« Le concept central qui exprime théoriquement les rapports de production capitalistes parce qu’il définit la forme économique sous laquelle est approprié le travail de la société est celui de plus-value. La mise en évidence de la loi de l’accumulation du capital a pour point de départ l’analyse de la création de la plus-value et des limites qu’elle rencontre. Mais la plus-value dépend elle-même d’un concept plus général, celui de valeur qui exprime les rapports par lesquels le travail particulier, accompli dans les différents lieux où sont rassemblées les forces productives, devient travail social. »[4]

« Le processus d’homogénéisation des objets économiques est un rapport social. C’est le caractère des sociétés marchandes. Il désigne un mode de division du travail qui transforme les produits du travail en marchandises. […] Cette opération réalise l’uniformisation des produits en marchandises parce qu’elle établit une équivalence dans laquelle le travail n’apparaît que comme une fraction du travail global de la société. Ce caractère uniforme du travail consistant à être une fraction du travail global de la société s’appelle "travail abstrait". Les produits du travail sont commensurables de ce seul point de vue. Le travail abstrait est un rapport social qui transforme les produits du travail en classes d’équivalence, appelées "marchandises", d’un espace homogène sur lequel peut être définie une mesure, appelée "valeur". Il est donc correct de dire que les marchandises ont une valeur, comme il est correct de dire que les corps matériels soumis à l’attraction universelle, ont un poids. L’utilité n’a pas plus de relation avec la valeur que la couleur d’un objet avec son poids. Enfin, il est aussi absurde de parler de la valeur du travail que parler du poids de la pesanteur. »[5]

« La représentation du travail abstrait se fixe sur une marchandise unique qui devient équivalent général et est appelée "monnaie". »[6]

« Ce statut de la monnaie a une contrepartie implicite ; c’est l’expression monétaire de l’heure de travail qui indique de combien d’unités monétaires le quantum de travail abstrait, élément homogène du travail global de la société, est l’équivalent. »[7]

Valeur et monnaie

Parmi les institutions facilitant la reproduction des rapports sociaux figure la monnaie. En de nombreuses occasions, Aglietta l’a définie ainsi :

« La monnaie est un rapport d’appartenance des membres d’une collectivité à cette collectivité dans son ensemble. Un mode d’appartenance qui s’exprime sous la forme d’une dette. Toute monnaie est une dette, quelle qu’elle soit, ce qui donne une certaine unité au phénomène monétaire. […] L’unité de la monnaie s’exprime dans le système des paiements. »[8]

« L’acceptabilité universelle de la monnaie qui doit se reproduire dans le temps n’obéit à aucune nécessité naturaliste. Elle procède de la confiance éthique. »[9]

C’est cette dimension qu’Aglietta approfondira avec André Orléan dans plusieurs ouvrages[10]. Notamment, tous les deux insisteront sur la différence entre rapports marchands et rapports capitalistes (encore une intuition de Marx) ; en effet, la monnaie est intrinsèquement associée aux rapports marchands et pas seulement capitalistes.

Quelle relation y a-t-il alors entre la monnaie et la valeur ? Là commence sans doute une difficulté théorique, ou du moins une difficulté de formulation. Quarante-cinq ans après son premier livre, Aglietta est revenu sur la définition de la monnaie :

« La monnaie est un contrat social objectivé dans un médium commun qui en fait usage rend à chacun de ses membres dans l’acte de payer ce qu’elle juge avoir reçu de lui par son activité. »[11]

Disons qu’on est assez loin de la force de travail qui ne reçoit qu’une partie de la valeur qu’elle a ajoutée[12].

Ailleurs, il explique :

« La monnaie est un opérateur social d’appartenance en tant qu’elle réalise la valeur qui ne préexiste pas à l’échange, c’est ce qui fait qu’elle joue le rôle de validation sociale. »[13]

Est-ce incompatible avec l’idée que le travail vivant acquiert son caractère social par l’échange, et que par conséquent, au moment de celui-ci, son produit soit valeur ? [14] À mon avis, non,........

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