Sur nos épaules
Rédactrice et citoyenne engagée, l’autrice a enseigné la littérature au collégial et est présidente du conseil d’établissement d’une école primaire. Elle vient de publier Raccommodements raisonnables chez Somme toute/Le Devoir.
Certains font du yoga ; d’autres, de la course. Pour me grounder, je cuisine. Je porte une attention particulière à l’apparence de mes plats. Je les aime colorés, généreux. Parfois même, je les prends en photo et les publie, entre deux commentaires politiques, sur les réseaux sociaux. Mais pas ces temps-ci. Alors que Gaza meurt de faim, diffuser une banale photo de ma salade me semble défier l’entendement.
Je me suis abstenue. Et j’étais soulagée de l’avoir fait quand, le lendemain, j’ai reçu un message vocal crève-cœur d’Ahmed, le Gazaoui de 15 ans dont je vous ai déjà parlé en ces pages. Celui dont je vais voir avec crainte, chaque matin, s’il est encore vivant — et qui voit lui aussi ce que je publie, mais sans avoir peur pour ma vie.
Dans son anglais imparfait, que je traduis librement, Ahmed me dit dans ce message qu’il n’a rien mangé depuis plusieurs jours. « J’ai l’impression que je suis en train de mourir. J’ai tellement faim et je suis si fatigué… Je peux à peine bouger mes bras et mes jambes… » L’écoute est difficile. Je pleure. Je reprends mon souffle alors qu’il poursuit. « Toi et le monde entier serez témoins de la plus grande [mot inaudible] de l’histoire qui aura tué 2 millions de personnes, ici à Gaza, car elles seront mortes de faim. » Alors que ma gorge se serre, sa voix se brise. « Si tu te soucies de moi ou si tu peux aider, dis-le-moi, s’il te plaît. »
Je ne l’ai jamais entendu ainsi ; j’aimerais que le monde entier puisse l’entendre. De son message vocal, je fais une vidéo que je publie sur mes réseaux pour que les voix des Gazaouis portent plus loin, alors que celles des........
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