« Dans les rues, on voit des gens de toutes les classes sociales, de tous horizons, unis avec les jeunes » : entretien avec l’écrivaine turque Ayfer Tunç
Écrivaine turque majeure, Ayfer Tunç fait partie des intellectuels signataires d’un appel de soutien aux manifestations qui ont cours depuis le 19 mars. Elle revient sur la signification profonde de la colère au regard de l’histoire et sur la crise économique qui ronge le pays.
Istanbul (Turquie), envoyé spécial.
Après les artistes turcs, les écrivains se sont également mobilisés et ont rendu publique une déclaration, signée par plus de 200 d’entre eux, intitulée « Nous aussi, nous sommes dans la rue ! ». Ils affirment vouloir lutter contre l’injustice par la force de la parole et de la plume.
« La voix qui s’élève aujourd’hui dans la rue est une objection légitime de notre peuple et de notre jeunesse contre les injustices persistantes et l’anarchie systématique. » Ayfer Tunç, écrivaine, dont deux romans ont été traduits en français1, a lu cette déclaration devant le musée Orhan Kemal d’Istanbul.
Que disent de la société turque les manifestations en cours auxquelles participe la jeunesse ?
Ayfer Tunç
écrivaine
Il faut d’abord penser la Turquie dans son contexte historique. Ce que traverse le pays aujourd’hui n’est pas une situation inédite. Contrairement à d’autres pays du Moyen-Orient, la Turquie possède une véritable tradition démocratique. Vous savez, elle fut l’un des premiers pays à accorder aux femmes le droit de vote et d’éligibilité, avant même plusieurs pays européens. Cela signifie que l’apprentissage de la démocratie a commencé beaucoup plus tôt qu’ailleurs dans la région, où, il faut bien le dire, on ne peut toujours pas parler d’un véritable système démocratique.
Rien de ce qui se passe en Turquie ne peut être compris indépendamment des dynamiques mondiales. Après la Seconde Guerre mondiale, les avancées démocratiques à travers le monde ont trouvé un écho ici également, notamment dans le processus qui a conduit à la Constitution de 1960.
Le mouvement de 68 y a aussi eu des répercussions importantes, avec l’essor des mouvements de gauche, qui sont même allés jusqu’à frôler l’accession au pouvoir. Puis, avec la chute du mur de Berlin, on a assisté au passage d’une politique de classe à une politique identitaire, partout dans le monde. On observe cette même évolution aux États-Unis et en Europe. Ce que nous voyons aujourd’hui en Turquie, c’est en quelque sorte l’échec de cette politique identitaire.
Les conservateurs populistes, pour rester au pouvoir, ont besoin de diviser la société. L’AKP (Parti de la justice et du développement), arrivé au pouvoir en 2000, a fondé sa stratégie sur deux piliers : la politique identitaire et la polarisation sur toutes les questions. Mais cette polarisation est artificielle, et dès que la population s’est rendu compte que ses intérêts étaient en danger, elle a commencé à se détourner de ce jeu de division. En ce moment, dans les........
© L'Humanité
