Les innovations techniques et la croissance endogène
Le « prix Nobel d’économie » 2025 a été attribué à Joël Mokyr, Philippe Aghion et Peter Howitt pour leurs travaux sur la croissance économique entraînée par les innovations techniques et les connaissances, elles-mêmes liées à l’éducation. C’est l’occasion de revenir sur la notion de croissance endogène qui, au cours des dernières décennies, a tenté de renouveler la théorie néoclassique de la croissance. En introduction à cette note, je reprends le texte de ma chronique pour Politis du 30 octobre 2025 que j'ai publiée dans le texte précédent de ce blog : « La Banque de Suède comprend-elle la technique ? », introduction à laquelle on peut se reporter avant d'entrer dans le « dur » du sujet.
1. La théorie de la croissance économique dans la version néoclassique standard
La théorie de la croissance économique fut modélisée par Robert Solow[1] dans les années 1950 par une fonction de production de type Cob-Douglas[2] dans laquelle deux « facteurs de production », le travail et le capital, étaient censés expliquer le taux de croissance économique. Appliquée pour vérification aux économies de l’époque, elle laissait voir un « résidu » inexpliqué que l’on attribua au progrès technique, mais un progrès technique exogène à l’économie, c’est-à-dire comme, en quelque sorte, tombé du ciel au fur et à mesure que le temps s’écoule inexorablement. À cet inconvénient allait essayer de répondre la théorie de la croissance endogène.
Mais la modélisation originelle comportait des contradictions qu’il faut rappeler car il faudra examiner ensuite si la croissance endogène y remédie.
La relation entre la production et les facteurs de production est-elle exprimée en quantités physiques ou en monnaie ? Si c’est en monnaie, parce qu’il y a une multitude de produits, on raisonne à l’échelle de l’ensemble de l’économie, et elle intègre l’effet des prix sur les combinaisons productives, en particulier la modification des prix relatifs des biens intermédiaires et des biens capitaux par rapport à ceux du travail.
Les facteurs de production sont-ils homogènes ? Dans le cas contraire, il faut là aussi les mesurer en monnaie. Par exemple, la valeur du capital dépend du taux d’intérêt actualisant les productions futures qu’il permettra de réaliser et actualisant aussi la valeur d’équipements mis en œuvre à des dates différentes. Or, dans la théorie néoclassique, le taux d’intérêt est la rémunération du capital égale à la productivité marginale de celui-ci. Calculer la productivité marginale du capital suppose de connaître la valeur du capital. C’est un raisonnement circulaire qu’avait mis en évidence Joan Robinson (voir plus loin).
L’hypothèse de substituabilité parfaite des facteurs est indispensable pour raisonner mathématiquement à la marge et appliquer le calcul différentiel. Mais elle correspond peu à la réalité économique car celle-ci ne peut être représentée par une fonction mathématique continue. Par exemple, on ne peut pas passer d’une machine mobilisant le travail de x personnes à une machine mobilisant n’importe quel nombre de personnes. C’est dire que le capital et le travail ne peuvent pas prendre n’importe quelle valeur positive.
Les fonctions de production macroéconomiques standards adoptent l’hypothèse des rendements constants pour pouvoir rémunérer les facteurs de production à leur productivité marginale, alors que les fonctions de production microéconomiques reposent sur la croissance du coût marginal, c’est-à-dire correspondent à la partie croissante de la courbe de coût marginal où les rendements sont décroissants.
Dans le modèle de base néoclassique, le taux de croissance économique devrait être égal à la somme des taux de croissance du capital et du travail pondérés respectivement par la part des profits et des salaires dans le revenu national. Or, le taux de croissance économique constaté dépassait de beaucoup la somme de ces deux éléments pendant les Trente Glorieuses, à l’époque où furent élaborés les modèles de croissance. Une part importante de la croissance, appelée résidu, restait inexpliquée sinon par un ensemble d’éléments baptisés progrès technique et éléments d’ordre institutionnel.
Il a donc fallu introduire dans l’analyse un facteur expliquant la croissance en l’absence de variation des quantités de facteurs traditionnels utilisés ou en plus de celle-ci. Afin de ne pas perturber le bon fonctionnement de leurs modèles, les néoclassiques ont supposé que le progrès technique ne modifiait pas la répartition des revenus. Or, le théorème d’Euler stipule qu’avec une fonction de production à rendements constants (fonction homogène de degré 1), le revenu national tiré de la production est affecté en totalité aux salaires et aux profits. Donc il ne peut y avoir de rémunération pour un troisième facteur appelé progrès technique.
La solution fut apportée par les mathématiciens qui fournirent une fonction de production qui donne une décomposition du taux de croissance intégrant la part de croissance expliquée par le progrès technique et inexpliquée par la variation des quantités de capital et de travail utilisées, et où le progrès technique est alors conçu comme un trend constant dans le temps à partir d’un certain niveau de départ. C’est-à-dire telle que le taux de croissance de la production soit :
dQ/Q = λ dt a dK/K b dL/L
où λ représente la constante ad hoc.
On a donc une décomposition du taux de croissance économique faisant apparaître les contributions respectives à la croissance de chaque facteur, dont le progrès technique, sans qu’il soit nécessaire d’envisager la rémunération de ce dernier, question qui est ainsi évitée. Dès lors, le « résidu » reçut le nom de productivité totale (ou globale[3]) des facteurs.
Les modèles de croissance prenant en compte le progrès technique considèrent celui-ci comme autonome, c’est-à-dire se manifestant même si les facteurs traditionnels du capital et du travail ne varient pas. Mais reste une dernière question : le progrès technique même autonome affecte-t-il les relations entre les autres facteurs ?[4]
2. La critique cambridgienne ou post-keynésienne
Joan Robinson[5] avait souligné la difficulté d’additionner les différents types de capital technique dans une fonction de production agrégée, difficulté qu’avait déjà repérée Knut Wicksell. Le capital étant hétérogène, d’autant plus qu’il est mis en service à des périodes différentes, il ne peut être évalué physiquement et son introduction dans la fonction de production ne peut se faire que par l’intermédiaire des prix. Mais pour le mesurer monétairement, il faudrait pouvoir appliquer un taux d’actualisation aux différents éléments du stock de capital, donc connaître le taux de profit que l’on se proposait justement d’expliquer. Autrement dit, la valeur du capital est fonction des profits qu’il permet d’obtenir, or ceux-ci ne peuvent être déduits de la productivité marginale du capital qui suppose de connaître la valeur du capital introduit dans la fonction de production. On ne sort de ce cercle vicieux, selon Gérard Duménil, que par « la mise à l’écart de la notion de productivité marginale du capital » [6]. La conséquence la plus rédhibitoire de cette contradiction pour la théorie dite de la valeur-utilité est l’impossibilité d’expliquer simultanément la valeur du stock de capital et le taux d’intérêt. Pierre Salama résume ainsi le problème : « Aussi bien au niveau micro que macro, nous sommes devant une contradiction. Soit nous connaissons le taux de profit, auquel cas nous pouvons mesurer le capital et calculer la productivité marginale de ce facteur, mais nous ne pouvons plus calculer le taux de profit, puisque nous nous le sommes donné. Soit nous ne connaissons pas le taux de profit et nous ne pouvons pas calculer la productivité marginale du capital et donc déterminer le taux de profit ! […] La productivité marginale ne peut déterminer la........





















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