menu_open Columnists
We use cookies to provide some features and experiences in QOSHE

More information  .  Close

«Plein gaz», feuilleton dans les soutes des avions par François Suchel. Second épisode: «Au nom de la rose»

9 0
08.03.2025

Créez-vous un compte gratuitement et retrouvez les contenus que vous avez sauvegardés.

Vous avez déjà un compte ? Se connecter

Résumé de l’épisode précédent:

Après le prêt-à-porter de luxe et les flux liés à la mode, intéressons-nous à une ferme de fleurs kenyane.

Découvrezles autres épisodes!

Les fleurs nous accompagnent tout au long de nos vies, des évènements les plus douloureux tels qu’un décès aux plus joyeux comme la naissance d’un enfant. Grâce à elles, nous honorons la mémoire des disparus, nous célébrons l’amour, nous invoquons la protection du ciel. De la naissance jusqu’à la mort en passant par le mariage, les fleurs participent à tous nos rituels. Une corolle épanouie n’est-elle pas la quintessence de la vie, dans sa beauté comme dans sa fugacité? Un bouquet de roses concentre le mystère de l’existence dont elles offrent un précipité, de l’épanouissement au flétrissement, des arômes enivrants de la jeunesse à la putréfaction finale. Les fleurs sont omniprésentes dans les sociétés humaines depuis la nuit des temps, mais c’est au XXe siècle qu’elles ont véritablement changé d’époque. Tous ces jolis petits cactus semés sur l’allège de nos fenêtres, posés à côté de nos ordinateurs, vague souvenir du monde extérieur en ces temps de télétravail: Zimbabwe, Tanzanie. Les chrysanthèmes, les géraniums, les bégonias achetés en pépinière pour égayer nos balconnières au printemps: Ouganda. Les couronnes de Noël accrochées sur nos portes, suspendues à nos sapins en décembre: Turquie. Et les roses? Elles ne proviennent pas de l’astéroïde B612, le Petit Prince veille jalousement sur la seule en sa possession, non, elles poussent en toutes saisons au Kenya, en Equateur, en Colombie. Elles inondent le monde en flux continu et ne voyagent pas sur le dos des oiseaux migrateurs.

Le calendrier des roses commence début août. Les prix sont fixés jusqu’en juillet de l’année suivante. Entre le 16 et le 28, le marché russe est pourvu en prévision de la rentrée scolaire le 1er septembre. Comme le veut la tradition, chaque enfant offre à cette occasion un bouquet de fleurs à son professeur. La saison des mariages étant révolue, l’automne se manifeste par un changement de couleur dans les choix des consommateurs qui délaissent le rouge et le blanc pour des teintes plus proches de celles des feuilles: le jaune, l’orange, le chocolat. Au mois de septembre, les demandes suivent le rythme des évènements immuables qui forment le bruit de fond du marché de la rose: les coups de foudre, les anniversaires, les funérailles, les promotions, les invitations. Mi-octobre se prépare la Toussaint particulièrement célébrée en Espagne, en Italie et à Chypre. Le dernier dimanche de novembre, on fête les mères en Russie, le 12 décembre débutent les expéditions des Fêtes. Entre le rouge et le blanc, la demande est fonction de la dominante de l’habit du Père Noël. Le 26 janvier on prépare la Saint-Valentin, le 8 mars, les femmes russes sont inondées de bouquets de toutes teintes à l’exception du jaune, la couleur du divorce. On fête les mères anglaises le quatrième dimanche du mois de carême, les Australiennes le deuxième dimanche de mai, les Françaises le dernier. Les Chinois sont même parvenus à caser un I love you Day le 20 mai. Puis débute la saison des mariages qui stimule les ventes jusqu’en août. Et ça recommence…

Dans les airs, on est emporté dans le royaume des trois dimensions et, après un exil qui dure depuis des âges, on se jette de tout cœur dans les bras de l’espace.

Vu ce calendrier serré, vous comprendrez aisément que ce ne sont pas moins de 3500 tonnes de roses, la charge marchande de 35 Boeing 777 Cargo qui s’envolent chaque semaine de Nairobi vers Amsterdam puis jusqu’aux confins de l’Europe, éphémères reines des cœurs, passagères silencieuses des lignes aériennes, «dans les bras de l’espace» comme l’écrivait Karen Blixen. Je suis venu à Nairobi découvrir une déclinaison moderne de La Ferme africaine dont l’origine remonte également à l’époque coloniale. Un ancien député de la Cochinchine française en 1936, enrichi grâce au caoutchouc, aux bois exotiques, aux constructions navales et à la banque, a financé la création de Red Lands Roses il y a 25 ans par un couple d’ingénieurs agronomes français nommés Isabelle et Aldric Spindler. Inutile de chercher sur leurs terres des chefs kikuyus nus comme des vers sous leurs manteaux en peau de lion qui vous toisent droit........

© Le Temps