Le désir, force motrice du capitalisme
Le capitalisme a pour force motrice, pour ressort intime, le désir. Voilà pourquoi il est si séduisant. Voilà pourquoi il a résisté à tant de crises et à ses défauts congénitaux : pauvreté dans l’abondance, destruction de la planète, instabilité chronique. Voilà aussi pour quelle raison il nous plonge aujourd’hui dans la post-vérité. Car, à chaque fois qu’il progresse d’un cran dans sa logique profonde, il nous leurre avec la promesse de satisfaire un nouveau désir fondamental. Or, l’inconscient n’a-t-il pas pour souhait plus fervent que de se débarrasser autant que nécessaire du réel ? La vérité n’est-elle pas ce qui s’oppose le plus aux pulsions ou aux fantasmes ? Et si c’était cela de si précieux qu’offrait le capitalisme numérique : effacer la frontière entre l’image et la réalité ? Cette thèse est celle que je défends dans mon dernier livre, L’Ére de la post-vérité, paru aux éditions La Découverte. Pour des raisons éditoriales – maintenir en haleine le lecteur non averti – j’ai dû diviser par deux la taille de l’ouvrage – et notamment l’amputer de sa partie sur le lien entre capitalisme et désir. Qu’il me soit permis de le restituer ici, afin de le livrer à la réflexion et au débat.
Dans l’histoire de l’humanité, l’avènement du capitalisme marque une rupture. La course aux profits implique avant tout d’affranchir l’économie de la morale, car elle lui était auparavant subordonnée. D’après les partisans du nouveau système, pour atteindre au bien commun, il faut laisser les individus se diriger selon leurs objectifs propres, leurs désirs. Ce faisant, on libère peu à peu les puissances de l’inconscient. Comme nous le verrons, il s’agit d’incarner chaque désir dans un produit ou service monnayable. C’est là l’objet de la société de consommation. Avec elle, le capitalisme entre dans le deuxième stade de son développement. Il se déploie en direction de toutes les activités humaines. La société de consommation advient aux alentours des années 1920, et avec plus de force dans l’après-seconde-guerre-mondiale. À cela succède une troisième phase, à l’orée du xxie siècle, lorsque le cyberespace envahit toutes les dimensions de la vie quotidienne.
La Déclaration d’indépendance de la main invisible
Le capitalisme commence lentement d’émerger à compter de la Renaissance. Les activités économiques étaient alors encastrées dans un ensemble de finalités et de codifications sociales, religieuses ou politiques[1]. Les premières étaient largement soumises aux secondes. Quoique le mobile du gain fût répandu chez les marchands, il était contrarié par la doctrine de l’Église. Le travail était ainsi rétribué largement selon des normes de justice. En outre, l’avarice et la cupidité étaient flétries au nom des vertus chrétiennes. Quand bien même les mentalités avaient commencé d’évoluer à partir du xiiie siècle, puisque le prêt à intérêt n’était plus condamné, à condition qu’il ne soit pas excessif, la méfiance envers l’argent restait vive[2].
Le capitalisme implique de définir l’entreprise par la possession des capitaux et d’instituer le marché comme mode de régulation économique. Or, soit l’entreprise n’avait pas d’existence juridique. Elle se confondait avec son fondateur, et disparaissait avec lui. Ce qui existait était une personne, éventuellement secondée par sa famille, qui vendait ses biens ou ses services[3]. Soit une corporation, jurande ou guilde organisait la production de marchandises. Mais elle n’appartenait à personne. Il s’agissait plutôt de communautés de métiers obligatoires exerçant une sorte de monopole sur la production ou la vente de telle ou telle catégorie de biens. À cet égard, l’innovation décisive fut celle des compagnies des Indes orientales, créées au tout début du xviie siècle en Angleterre et aux Provinces-Unies (les futurs Pays-Bas). Des « parts » d’entreprises furent données en échange des fonds risqués dans le négoce d’épices, lesquelles ouvraient droit à une part des bénéfices ultérieurs[4]. Par là, l’entreprise acquerrait une existence propre, définie par la possession de ces « parts sociales ». L’entreprise se mit à faire l’objet d’un droit de propriété. Par la suite, les parts sociales devinrent cessibles et négociables en bourse, où jusqu’alors ne s’échangeaient que des titres de dettes[5]. Autrement dit, on pouvait revenir sur l’engagement que l’on prenait en apportant des fonds par la revente d’« actions ». Aujourd’hui, on appelle ces entreprises emblématiques du capitalisme des « sociétés de capitaux », puisque c’est la mise en commun de l’argent qui constitue le lien entre associés et les fait propriétaires.
Par ailleurs, « quoique l’institution du marché ait été tout à fait courante depuis la fin de l’âge de pierre, son rôle n’avait jamais été que secondaire dans la vie économique. »[6] Selon l’économiste et anthropologue Polanyi, l’essor du capitalisme n’intervint que lorsque trois types de biens ou services furent soumis à la régulation par le marché : la terre, le travail humain, la monnaie. En effet, dans les sociétés d’Ancien Régime, les titres de noblesse étaient attachés à la possession de terres. Puisque le statut était lié à cette propriété, on faisait tout pour ne pas l’abandonner. Les liens de servitude envers le souverain étaient aussi définis par la terre : qui possédait des champs et des forêts « possédait » également les âmes qui y vivaient. De même, les propriétés foncières de la couronne n’étaient pas cessibles. Quant au clergé, il détenait de vastes domaines. En ce qui concernait le travail, soit il s’effectuait gratuitement. C’était la corvée, due par le paysan à son seigneur. Soit il était en partie régi par la doctrine de l’Église. Les employeurs n’étaient pas libres d’en déterminer la rémunération par l’offre et la demande. En outre, les indigents étaient le plus souvent assignés à une commune ou à une terre[7]. En termes modernes, nous dirions qu’il n’y avait pas de mobilité des facteurs de production. Pour ce qui est de la monnaie, elle était vue avant tout comme un instrument de puissance politique aux mains du monarque, libre d’en manipuler la valeur en fonction de ses besoins. C’est en Angleterre, patrie d’élection du capitalisme, à la fin du xviiie siècle, que le marché en vint à englober ces trois types de biens ou services qui lui étaient auparavant soustraits[8].
Ainsi, non seulement les activités économiques obéissaient à d’autres finalités que la seule accumulation de capitaux privés, mais nombre de biens et services échappaient au marché. Les préoccupations de ce monde étaient dévalorisées au profit de la vie spirituelle. Imprégnées de morale, les affaires humaines pouvaient certes avoir pour but la subsistance ou le gain. Cependant, ce n’est pas l’appétit de richesses qui distingue le capitalisme, mais lorsque l’accumulation d’argent devient une fin en soi[9]. À cet égard, la morale constitue un frein.
Les premiers philosophes-économistes à s’être penchés sur la question (à l’époque, les disciplines n’étaient pas séparées et insularisées) identifièrent le lien entre le capitalisme naissant et le désir. Lors des xvie et xviie siècles, désirs et passions étaient tenus pour des sortes d’équivalents. Hobbes évoquait les « désirs et autres passions des hommes ». Hume pour sa part, définissait le « désir du gain » comme « une passion universelle »[10]. Selon une croyance fermement répandue à la Renaissance, on ne pouvait combattre une passion que par une autre passion. Aussi, pour remédier au dérèglement des passions qui plongeait le continent européen à feu et à sang, ces penseurs eurent-ils l’idée d’en promouvoir une, l’intérêt. D’après Hirschman, « l’usage du mot […] ne se limitait nullement à l’aspect matériel du bien-être des gens ; il s’étendait au contraire à l’ensemble des aspirations humaines, en impliquant toutefois un élément de réflexion et de calcul dans le choix des moyens de le satisfaire »[11]. L’intérêt, multiple, était une passion anoblie par l’usage de la Raison. C’est parce que le capitalisme repose sur l’intérêt, perçu comme la loi universelle de la psyché humaine, qu’il serait un système économique supérieur aux autres.
Il ne servait à rien d’accomplir ses actions en ayant pour guide la vertu. Celui qui est souvent considéré, quelque peu abusivement, comme le père fondateur de la science économique, Adam Smith, opposait la morale à l’intérêt. Mais c’était pour démontrer que suivre la seconde permettait de mieux atteindre les objectifs de la première. Pour Smith, un marché consistait en une proposition d’avantage mutuel : « Donnez-moi ce dont j’ai besoin, et vous aurez........
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