Albert Hirschman : l'échec du train au Nigeria (1967)
La création implicite de traits : un échec au Nigeria
L'examen des projets à l'aide des concepts de prise et de création de traits peut améliorer leur conception de la manière suivante :
(a) cela peut révéler certains domaines où la création de caractéristiques peut avantageusement et sans risque excessif remplacer la prise de caractéristiques ; et
(b) cela peut révéler d'autres domaines où le projet crée (explicitement ou implicitement) des caractéristiques dans une mesure qui est soit totalement irréaliste, soit qui, pour réussir, nécessite beaucoup plus d'attention que celle que lui accordent les planificateurs du projet.
Il serait pratiquement impossible de documenter de manière concluante, à partir de nos historiques de projets, la première catégorie d'améliorations dans la conception des projets. Pour affirmer, avec le recul, qu'un projet n'a pas produit autant de changements progressifs qu'il était possible, il faudrait porter un jugement très difficile sur les avantages qui auraient pu être obtenus si certains changements avaient été apportés à la conception et à l'organisation du projet.
D'un autre côté, nous avons quelques exemples assez frappants de la seconde catégorie dans un large éventail d'expériences où la création de traits s'est soldée soit par un échec, soit par un succès. Il ne s'agissait pas de cas où la création de traits a été consciemment tentée et a réussi ou échoué, mais de situations dans lesquelles les planificateurs de projet n'étaient pas conscients de la mesure dans laquelle la réussite de leur projet reposait implicitement sur la création de traits, c'est-à-dire sur la transformation de la réalité sociale, économique et humaine de leur pays d'une manière ou d'une autre.
Ces cas de création implicite de traits illustrent l'un des modes de fonctionnement préférés de la Main Cachée, mais aussi l'un des plus dangereux. C'est pourquoi les planificateurs de projets doivent être sensibles aux situations dans lesquelles la création de traits est essentielle à la réussite d'un projet, en particulier lorsque le projet envisagé doit concurrencer une autre activité qui n'est pas aussi exigeante.
Le cas le plus éloquent est celui de la Nigerian Railway Corporation. Quatre des caractéristiques (traits) marquantes du Nigeria au cours des dernières années ont été :
(1) les tensions et les antagonismes tribaux ou « de groupe » ;
(2) l'utilisation vigoureuse du pouvoir économique pour obtenir une influence politique et, à son tour, du pouvoir politique pour améliorer la situation économique du détenteur du pouvoir, de sa famille et de son clan ou de sa tribu ;
(3) la corruption généralisée ; et
(4) la rapide « nigérianisation », c'est-à-dire le remplacement du personnel expatrié par du personnel local.
Nous allons maintenant montrer que chacune de ces caractéristiques a permis aux « camions » de concurrencer de plus en plus efficacement les chemins de fer. Ainsi, la décision d'investir des sommes néanmoins considérables dans l'expansion du réseau ferroviaire n'aurait pu se justifier que si l'on avait pu raisonnablement espérer que certaines de ces caractéristiques pourraient être modifiées ou que les avantages qu'elles conféraient aux camions pourraient être neutralisés d'une manière ou d'une autre.
Comme nous l'avons brièvement noté au chapitre 2, les animosités tribales et régionales caractéristiques du Nigeria ont un impact différentiel de manière frappante, bien que souvent non réalisé, sur l'efficacité des chemins de fer par rapport à celle du transport routier. Le réseau ferroviaire intégré du Nigeria opère dans toutes les régions du pays et est géré depuis un siège central situé dans la banlieue de Lagos.
Étant une organisation nationale, elle est nécessairement traversée par toutes les tensions et les antagonismes que connaît le pays lui-même. Avant l'indépendance, la plupart des postes clés des chemins de fer étaient occupés par du personnel britannique expatrié, mais avec l'indépendance et la nigérianisation accélérée, le problème de l'équilibre tribal au sein de l'organisation ne pouvait que se poser.
En principe, deux types de solutions opposées au problème sont envisageables.
D'une part, on peut tenter très résolument d'atteindre l'équilibre tribal dans toute l'organisation ; dans ce cas, l'efficacité en sera sérieusement affectée
(a) parce que, dans l'intérêt de l'équilibre, des membres du personnel non qualifiés provenant des régions les plus arriérées se verront attribuer des emplois et des promotions ;
(b) parce qu'une fois l'équilibre plus ou moins atteint, les promotions doivent être gérées strictement sur la base de l'ancienneté plutôt que sur celle du mérite afin de minimiser les accusations de favoritisme ;
(c) parce qu'il y aura forcément des frictions et de simples problèmes de communication entre des personnes peu habituées à coopérer.
L'autre possibilité est que les considérations d'équilibre tribal soient ignorées soit dans l'intérêt de........
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